[Le Monde] : Henry Kissinger rattrapé au Ritz, à Paris, par les fantômes du plan Condor




Henry Kissinger rattrapé au Ritz, à Paris, par les fantômes du plan Condor

Mardi 29 mai 2001
(LE MONDE)

L'ancien secrétaire d'Etat américain a été convoqué, comme témoin, dans
l'affaire de la disparition de cinq Français disparus sous le régime du
général Pinochet. M. Kissinger a fait savoir qu'il ne répondrait pas à la
convocation du juge.

On a beau être l'un des Américains les plus célèbres, anciennement l'un des
plus puissants, gratifié du prix Nobel de la paix en 1973 pour avoir mis fin
aux hostilités au Vietnam, on a beau être tenu pour un brillant esprit,
essayiste de renom, grand analyste et fin stratège, on a beau être devenu
l'un des conférenciers les plus prisés des publics les plus distingués,
courir la planète, continuer de fréquenter les grands de ce monde et les
grands hôtels, on a beau s'appeler Henry Kissinger – on n'est plus à l'abri
pour autant d'imprévisibles mésaventures.

L'ancien secrétaire d'Etat américain, qui, convié à une manifestation à
l'Unesco, séjournait à l'hôtel Ritz à Paris, en a fait l'expérience lundi 28
mai, en recevant la visite de la brigade criminelle, qui venait lui remettre
une convocation du juge Roger Le Loire l'invitant à se présenter le
lendemain à son bureau du Palais de justice. Le directeur du Ritz, mobilisé
à l'arrivée de la maréchaussée, eut là sans doute à assumer l'une des plus
déplaisantes tâches de sa carrière : aller remettre la missive au grand
homme et la lui traduire. M.Kissinger sortit, flanqué de ses gardes du
corps, en disant qu'il ferait connaître sa réponse plus tard. Mardi, il a
fait savoir qu'il ne répondrait pas à la convocation du juge.

L'ancien secrétaire d'Etat ne risquait rien : c'est comme témoin que voulait
l'entendre le juge d'instruction, qui n'a ni l'intention ni la compétence
juridique pour enquêter sur d'éventuelles responsabilités américaines dans
la sinistre politique autrefois mise en œuvre dans le cône sud de l'Amérique
latine, une chasse aux opposants orchestrée entre plusieurs capitales et
connue sous le nom de "plan Condor". Mais il se trouve que le juge Le Loire
est chargé d'instruire les plaintes déposées par les familles de cinq
Français disparus au Chili sous le régime du général Augusto Pinochet. Or,
si l'on en juge par certains documents des services secrets américains
aujourd'hui déclassifiés, il apparaît que la CIA a été en contact avec ses
homologues latino-américains et disposait, au minimum, d'informations sur le
plan Condor. L'un des Français sur lequel enquête le juge a disparu dans le
cadre de ce plan. L'un au moins des documents américains déclassifiés
émanerait directement d!
e M.Kissinger.

L'avocat des familles, Me William Bourdon, avait, il y a moins d'une
semaine, demandé au juge de solliciter les témoignages de plusieurs anciens
responsables américains de l'époque, dont Henry Kissinger. Apprenant
fortuitement lundi que M. Kissinger se trouvait à Paris, il réitéra sa
demande, approuvée par le juge, qui semble avoir beaucoup de questions à
poser à ce prestigieux témoin, à commencer par celle-ci: les responsables
américains de l'époque ont-ils eu connaissance de la disparition de Français
au Chili, de rapports des services latino-américains pouvant les concerner?

La démarche n'a rien d'agressif, et M. Kissinger se serait honoré en prêtant
son concours à la recherche de la vérité, fait valoir Me Bourdon.
L'invitation au Palais de justice, inhabituelle, tombe au moment où vient de
sortir en France, sous le titre Les Crimes de M. Kissinger (Editions
Saint-Simon), un réquisitoire de l'Anglais Christopher Hitchens contre la
politique qu'il a menée au Vietnam, au Cambodge, en Indonésie, au Chili, à
Chypre. De quoi faire pâlir l'étoile Kissinger.

Claire Tréan







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